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Souveraineté numérique : définition, enjeux et stratégies pour l'Europe

Nicolas Verlhiac : photo de l'auteur de l'article
Nicolas Verlhiac
Comprendre la souveraineté numérique, ses enjeux stratégiques pour l'Europe, et les initiatives pour réduire la dépendance aux géants technologiques américains.

Votre entreprise stocke ses données chez Amazon Web Services. Vos employés utilisent Microsoft 365. Vos développeurs codent avec des outils américains. Vos serveurs tournent sur des processeurs taïwanais. Vos services d’intelligence artificielle s’appuient sur ChatGPT ou Claude.

Posez-vous cette question : que se passerait-il si ces technologies devenaient inaccessibles demain ?

C’est précisément ce que questionne la souveraineté numérique : la capacité d’un État, d’une organisation ou d’une entreprise à maîtriser ses infrastructures numériques et à prendre des décisions technologiques en toute indépendance. En 2025, ce concept est devenu un enjeu stratégique existentiel pour l’Europe face à la domination technologique américaine et chinoise.

Qu’est-ce que la souveraineté numérique ?

Une définition en plusieurs dimensions

Selon une commission d’enquête du Sénat français (2019), la souveraineté numérique est “la capacité de l’État à manœuvrer dans le cyberespace”. Mais cette définition cache une réalité beaucoup plus vaste qui touche cinq dimensions fondamentales :

La dimension technique : Pouvez-vous maîtriser vos infrastructures critiques (cloud, réseaux, data centers, semiconducteurs) ou dépendez-vous entièrement de fournisseurs étrangers ?

La dimension juridique : Avez-vous la capacité d’imposer votre droit et vos normes (comme le RGPD) sur votre territoire numérique, ou des lois étrangères (comme le CLOUD Act) s’imposent-elles à vous ?

La dimension économique : Disposez-vous de champions technologiques nationaux capables de rivaliser avec les géants américains et chinois, ou êtes-vous un simple marché captif ?

La dimension politique : Pouvez-vous prendre des décisions technologiques librement, ou subissez-vous des contraintes exercées par des puissances étrangères (sanctions, coupures d’accès, pressions) ?

La dimension culturelle : Protégez-vous votre langue, vos contenus et vos valeurs face à l’uniformisation imposée par les plateformes dominantes ?

Un important malentendu à dissiper

La souveraineté numérique n’est pas l’isolement numérique. Il ne s’agit pas de construire un internet européen coupé du reste du monde, fermé et autarcique.

L’objectif est beaucoup plus subtil : disposer de la capacité de choisir ses dépendances et de transformer l’interdépendance en levier de puissance plutôt qu’en vulnérabilité. L’Europe peut commercer avec le monde entier, mais elle doit pouvoir le faire à ses conditions, pas uniquement aux conditions américaines ou chinoises.

La dépendance européenne : des chiffres qui parlent

L’Europe, un géant économique devenu dépendant

L’Europe est la première puissance commerciale mondiale, mais paradoxalement, elle souffre d’une dépendance structurelle aux technologies américaines et chinoises dans pratiquement tous les domaines numériques.

Voyons les chiffres concrets de cette dépendance :

Dans le cloud computing, trois géants américains dominent :

  • AWS (Amazon), Microsoft Azure et Google Cloud détiennent 70% du marché européen
  • Les alternatives européennes (OVHcloud, Scaleway) ? Moins de 10% du marché

Pour les systèmes d’exploitation, le monopole est total :

  • Windows (Microsoft) et macOS (Apple) dominent 100% des postes de travail professionnels
  • Android (Google) et iOS (Apple) contrôlent 99% des smartphones

Dans les semiconducteurs, la situation est critique :

  • L’Europe produit moins de 10% des puces mondiales
  • Dépendance absolue envers Taiwan (TSMC) et les États-Unis (Intel, Nvidia)

Pour l’intelligence artificielle, l’Europe est absente :

  • Aucun modèle d’IA européen dans le top 10 mondial
  • ChatGPT (OpenAI/Microsoft), Claude (Anthropic), Gemini (Google) dominent le marché

Cette dépendance n’est pas qu’un problème économique. Elle crée des vulnérabilités stratégiques majeures.

Quand la dépendance devient une arme

La dépendance technologique peut se transformer en levier géopolitique. Voici comment :

L’accès extraterritorial aux données Le CLOUD Act américain permet aux autorités US d’accéder aux données européennes stockées par des entreprises américaines, même si ces données sont physiquement en Europe et protégées par le RGPD. Votre conformité RGPD ne protège pas vos données des demandes américaines.

Les portes dérobées potentielles Les équipements et logiciels étrangers peuvent contenir des backdoors (portes dérobées) permettant l’espionnage industriel ou étatique. Comment vérifier que votre infrastructure cloud ou vos équipements réseau ne transmettent pas vos données sensibles ?

Les coupures de services comme sanction Les États-Unis peuvent suspendre l’accès aux technologies américaines pour des raisons géopolitiques. Des exemples concrets :

  • Huawei coupé de Google et des puces américaines
  • Le procureur de la CPI menacé de sanctions s’il utilise des technologies américaines
  • Le juge français Nicolas Guillou dont les accès Microsoft ont été bloqués

Le paradoxe européen : puissance normative, faiblesse industrielle

En 2025, l’Europe excelle dans un domaine : la régulation. Le RGPD, le Digital Markets Act, l’AI Act… L’Europe dicte les normes mondiales en matière de protection des données et de régulation des plateformes numériques.

Mais cette puissance normative masque une faiblesse industrielle structurelle :

Aucun géant technologique européen L’Europe n’a pas d’équivalent des GAFAM américains (Google, Apple, Facebook/Meta, Amazon, Microsoft) ni des BATX chinois (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi). Résultat ? L’Europe impose des règles à des entreprises étrangères qu’elle ne contrôle pas.

Investissements fragmentés et insuffisants Les investissements européens en R&D restent fragmentés entre 27 États membres, sans coordination suffisante. Pendant que les États-Unis investissent massivement de manière coordonnée, l’Europe multiplie les petits projets nationaux qui ne peuvent rivaliser.

Fuite des cerveaux technologiques Les meilleurs talents européens migrent vers la Silicon Valley ou les centres technologiques chinois, attirés par des salaires 2 à 3 fois supérieurs et un écosystème d’innovation plus dynamique. L’Europe forme des ingénieurs de classe mondiale… qui enrichissent les États-Unis et la Chine.

Les risques systémiques de cette dépendance

Infrastructures critiques vulnérables Les secteurs essentiels (santé, énergie, défense, finance) reposent sur des technologies étrangères. Que se passe-t-il si ces technologies deviennent inaccessibles en cas de crise géopolitique ? Les hôpitaux, les centrales électriques, les banques pourraient être paralysés.

Conflits de souveraineté juridique Les lois américaines (CLOUD Act, sanctions) s’appliquent aux entreprises européennes qui utilisent des services US, même pour leurs activités purement européennes. L’Europe perd le contrôle de l’application de son propre droit sur son territoire.

Risque de devenir un simple marché captif Sans champions technologiques, l’Europe risque de devenir un consommateur passif plutôt qu’un acteur innovant. Un marché de 450 millions de consommateurs solvables, mais qui n’innove plus, ne crée plus, et se contente d’acheter.

Les quatre piliers de la souveraineté numérique

Pour reconquérir son autonomie, l’Europe doit agir sur quatre fronts complémentaires.

1. Reprendre le contrôle des données

Où sont vos données ? C’est la question fondamentale. Garantir que les données sensibles sont stockées sur le territoire européen, sous juridiction européenne, est le premier impératif. Mais la localisation physique ne suffit pas : il faut aussi maîtriser les technologies de chiffrement et gérer les clés de déchiffrement en Europe.

2. Développer des infrastructures souveraines

Le cloud souverain est devenu une priorité stratégique. Des initiatives comme Gaia-X, OVHcloud, Scaleway ou Sovereign Cloud Stack tentent de créer des alternatives européennes crédibles. L’Europe doit également maîtriser ses réseaux de télécommunication (5G et futures générations) et disposer de data centers européens suffisants.

3. Reconquérir la souveraineté technologique

Les semiconducteurs sont le nerf de la guerre numérique. Le programme European Chips Act vise à produire 20% des puces mondiales d’ici 2030 (contre 9% actuellement). Dans l’intelligence artificielle, des acteurs européens comme Mistral AI tentent de développer des modèles open-source et éthiques. L’open-source européen (Linux, PostgreSQL, Nextcloud) reste un atout précieux.

4. Imposer des normes réglementaires mondiales

C’est le domaine où l’Europe excelle : le RGPD, le Digital Services Act, le Digital Markets Act et l’AI Act établissent des standards mondiaux. L’Europe doit continuer à sanctionner les géants technologiques qui ne respectent pas ses règles (amendes massives contre Google, Meta, Amazon) et développer des labels de certification européenne comme SecNumCloud (France).

Les initiatives européennes en marche

Face à cette dépendance, l’Europe a lancé plusieurs initiatives ambitieuses. Certaines sont prometteuses, d’autres peinent à trouver leur rythme.

Gaia-X : l’ambition d’un cloud européen fédéré

Lancé en 2020 par la France et l’Allemagne, Gaia-X vise à créer une fédération cloud européenne avec des standards d’interopérabilité, la certification des fournisseurs conformes aux valeurs européennes, et la portabilité des données entre clouds.

Le problème ? Les géants américains (AWS, Microsoft, Google) ont été autorisés à participer au projet, ce qui dilue considérablement l’ambition initiale de souveraineté. Difficile de parler de cloud souverain quand Amazon est dans le consortium…

European Chips Act : reconquérir les semiconducteurs

Adopté en 2023, ce programme de 43 milliards d’euros vise à produire 20% des puces mondiales d’ici 2030 (contre 9% actuellement). L’Europe attire des usines Intel, TSMC et Samsung sur son territoire.

C’est ambitieux, mais il faut rester réaliste : construire une industrie des semiconducteurs prend des décennies, pas quelques années.

Galileo : la success story européenne

Le système de navigation par satellite Galileo (opérationnel depuis 2016) est le meilleur exemple de souveraineté réussie :

  • Performances supérieures au GPS américain (précision de 1m vs 5m)
  • Gouvernance civile européenne (vs. militaire américaine)
  • Adoption massive : 5,2 milliards de smartphones compatibles

Galileo prouve que l’Europe peut réussir quand elle s’en donne les moyens sur le long terme.

Mistral AI et l’IA européenne

Le AI Act (2024) établit le premier cadre réglementaire mondial sur l’IA. Mais réguler ne suffit pas : l’Europe doit aussi créer. Des acteurs comme Mistral AI (France) tentent de développer des modèles open-source compétitifs. Les supercalculateurs européens (EuroHPC) soutiennent cette ambition.

Mais la route est longue face aux géants américains qui investissent des dizaines de milliards de dollars.

Pourquoi c’est si difficile ?

Reconquérir la souveraineté numérique n’est pas simple. L’Europe fait face à quatre obstacles majeurs.

La fragmentation politique des 27 États membres

Les 27 États membres ont des priorités et des approches radicalement divergentes. L’Irlande et les Pays-Bas privilégient l’ouverture aux géants américains (qui génèrent taxes et emplois). La France et l’Allemagne prônent le protectionnisme technologique. Résultat ? Difficile de coordonner les investissements et les politiques.

L’écart d’investissement abyssal

Amazon, Microsoft et Google investissent plus de 150 milliards de dollars en R&D (2024). Le budget européen est fragmenté entre États, sans coordination suffisante. Difficile de rivaliser avec cette puissance de feu financière.

Les effets de réseau qui verrouillent les utilisateurs

Les plateformes américaines bénéficient d’effets de réseau massifs : plus d’utilisateurs = plus de valeur = barrière à l’entrée insurmontable. Migrer vers une alternative européenne implique de convaincre tous vos partenaires et clients de migrer aussi. Les écosystèmes fermés (Apple, Google) verrouillent délibérément les utilisateurs.

Un écosystème entrepreneurial moins dynamique

L’Europe peine à financer ses startups technologiques (moins de capital-risque disponible), sa réglementation est parfois perçue comme contraignante, et ses meilleurs talents fuient vers la Silicon Valley attirés par des salaires 2 à 3 fois supérieurs.

Que faire concrètement ?

Pour les États et institutions

L’Europe doit investir massivement sur le long terme, créer une préférence européenne (“Buy European Act”) dans les marchés publics, coordonner les politiques entre États membres, et lancer des programmes massifs de formation aux métiers du numérique.

Pour les entreprises

Cartographier vos dépendances technologiques critiques, diversifier progressivement vos fournisseurs, privilégier les solutions européennes (OVHcloud, Scaleway, Nextcloud, PostgreSQL, Linux), et adopter l’open-source quand c’est possible.

Pour les citoyens

Comprendre les enjeux, privilégier les services européens quand ils existent (navigateurs, messageries, clouds), et se former aux technologies pour participer à l’écosystème européen.

📚 Sources et références