skip to content

CLOUD Act : législation américaine sur l'accès extraterritorial aux données

Nicolas Verlhiac : photo de l'auteur de l'article
Nicolas Verlhiac
Comprendre le CLOUD Act américain de 2018, son conflit avec le RGPD européen et ses implications pour les entreprises utilisant des services cloud US.

Imaginez que vous stockez les données de vos clients européens sur des serveurs situés en France, hébergés par un fournisseur cloud qui respecte scrupuleusement le RGPD. Vous pensez que ces données sont protégées par la législation européenne, n’est-ce pas ? Détrompez-vous. Si ce fournisseur cloud est une entreprise américaine, les autorités américaines peuvent légalement accéder à ces données, sans même vous en informer.

C’est exactement ce que permet le CLOUD Act, une loi américaine adoptée le 23 mars 2018 qui a profondément changé les règles du jeu en matière de souveraineté des données. Décryptons ensemble cette législation et comprenons pourquoi elle représente un défi majeur pour les entreprises européennes.

Qu’est-ce que le CLOUD Act ?

Le CLOUD Act (Clarifying Lawful Overseas Use of Data Act) est une loi fédérale américaine qui amende le Stored Communications Act de 1986. Son objectif officiel ? Faciliter les enquêtes criminelles à l’ère du cloud computing, où les données peuvent être stockées n’importe où dans le monde.

Le CLOUD Act permet aux autorités américaines d’accéder aux données stockées par les entreprises technologiques américaines, quelle que soit la localisation géographique des serveurs.

Comment fonctionne cette loi ?

Le mécanisme est simple, mais ses implications sont profondes. Les forces de l’ordre fédérales américaines peuvent contraindre les entreprises technologiques américaines, via un mandat ou une assignation, à fournir les données demandées, même si :

  • Les données sont physiquement stockées sur des serveurs situés en dehors des États-Unis (par exemple, en France ou en Allemagne)
  • Les données appartiennent à des ressortissants étrangers qui n’ont aucun lien avec les États-Unis
  • Les données sont protégées par les lois locales de protection des données (comme le RGPD européen)

Et voici le point le plus préoccupant : aucune procédure d’entraide judiciaire internationale n’est requise, et les personnes concernées n’ont pas à être informées de l’accès à leurs données.

Qui est concerné ?

Le CLOUD Act s’applique à toute entreprise ayant un lien avec les États-Unis. Cela inclut :

  • Les entreprises américaines comme Microsoft, Google, Amazon, Dropbox, Salesforce
  • Les filiales américaines d’entreprises étrangères
  • Les entreprises étrangères qui opèrent aux États-Unis ou y ont une présence commerciale

En d’autres termes, si vous utilisez un service cloud fourni par une entreprise américaine, vos données peuvent être accessibles aux autorités américaines, même si elles sont physiquement stockées en Europe et qu’elles concernent uniquement des citoyens européens.

Le conflit avec le RGPD européen

C’est là que les choses se compliquent sérieusement pour les entreprises européennes. Le CLOUD Act entre en collision frontale avec le RGPD, créant une situation juridique inextricable.

L’article 48 du RGPD : un rempart théorique

L’article 48 du RGPD est clair : toute décision exigeant un transfert de données personnelles ne peut être reconnue qu’à condition d’être fondée sur un accord international (comme un traité). Le CLOUD Act, étant une loi unilatérale américaine et non un traité international, entre directement en conflit avec cette disposition.

En théorie, cet article devrait protéger les données européennes. En pratique, il crée une zone grise juridique où les entreprises se retrouvent prises entre deux feux.

Que disent les autorités européennes ?

Le Superviseur européen de la protection des données (EDPS) ne mâche pas ses mots : le CLOUD Act est une loi potentiellement en conflit avec le RGPD. Le Conseil européen de protection des données (EDPB) a clairement indiqué que les fournisseurs de services soumis au droit européen ne peuvent légalement baser des transferts de données vers les États-Unis uniquement sur des demandes CLOUD Act.

Mais cette position de principe ne résout pas le problème pratique auquel font face les entreprises.

Le dilemme impossible

Imaginez-vous responsable informatique d’une entreprise européenne utilisant Microsoft Azure ou Amazon AWS. Vous recevez une demande CLOUD Act visant les données de vos clients européens. Que faites-vous ?

Option 1 : Se conformer aux demandes américaines

  • Vous violez le RGPD
  • Risque d’amendes jusqu’à 20 millions d’euros ou 4% du chiffre d’affaires mondial
  • Perte de confiance de vos clients européens

Option 2 : Refuser de coopérer

  • Sanctions potentielles aux États-Unis
  • Amendes américaines et poursuites pénales
  • Risque de coupure d’accès aux services cloud

Il n’y a pas de bon choix. C’est ce qu’on appelle une situation d’impossibilité juridique.

Quels risques concrets pour votre entreprise ?

Au-delà des considérations juridiques, le CLOUD Act crée des risques bien réels pour les entreprises européennes. Voyons lesquels.

La perte de contrôle sur vos données sensibles

Vos secrets commerciaux, votre propriété intellectuelle, les données de vos clients… Tout cela peut être accessible aux autorités américaines sans que vous en soyez informé. Imaginez qu’un concurrent américain puisse, via une procédure légale aux États-Unis, accéder indirectement à vos informations stratégiques stockées chez AWS ou Azure.

Ce n’est pas de la paranoïa, c’est une possibilité juridique réelle.

L’insécurité juridique permanente

En tant qu’entreprise européenne, vous ne pouvez pas prévoir avec certitude quelle juridiction prévaudra en cas de conflit. Vous êtes dans une zone grise où :

  • Vous violez le RGPD si vous coopérez avec le CLOUD Act
  • Vous risquez des sanctions américaines si vous refusez
  • Vous ne pouvez jamais savoir si vos données ont été accédées

Cette incertitude juridique rend impossible toute planification à long terme et crée un risque permanent pour votre conformité.

La perte de confiance de vos clients

Que se passe-t-il si l’accès à vos données via le CLOUD Act devient public ? Vos clients européens, qui vous font confiance pour protéger leurs informations personnelles selon le RGPD, découvrent que leurs données ont été transmises aux autorités américaines.

Le dommage réputationnel peut être considérable, surtout dans des secteurs sensibles comme la santé, la finance ou les services juridiques.

Comment se protéger du CLOUD Act ?

Face à cette situation, quelles options s’offrent aux entreprises européennes qui veulent vraiment protéger leurs données ?

Solution 1 : Privilégier les fournisseurs cloud européens

La solution la plus sûre consiste à choisir des fournisseurs cloud européens sans aucun lien avec les États-Unis. Ces entreprises ne sont pas soumises au CLOUD Act et opèrent exclusivement sous juridiction européenne.

Quelques exemples de fournisseurs souverains :

  • OVHcloud (France) - leader européen du cloud
  • Scaleway (France) - infrastructure as a service
  • T-Systems (Allemagne) - cloud souverain allemand
  • Sovereign Cloud Stack - initiative européenne open-source

Le principal avantage ? Zéro risque CLOUD Act. Vos données restent sous contrôle européen, protégées par le RGPD et inaccessibles aux demandes américaines.

Solution 2 : Le chiffrement avec gestion européenne des clés

Si vous devez utiliser un cloud américain, le chiffrement de bout en bout avec gestion des clés en Europe peut limiter l’accès effectif des autorités américaines. Même si l’entreprise reçoit une demande CLOUD Act, elle ne pourra transmettre que des données chiffrées inutilisables sans les clés de déchiffrement.

Mais attention : cette solution a ses limites. L’obligation légale de coopérer demeure, et les autorités américaines pourraient exiger la transmission des clés.

Solution 3 : Clauses contractuelles renforcées

Vous pouvez exiger de votre fournisseur cloud des clauses contractuelles spécifiques garantissant :

  • La notification immédiate en cas de demande CLOUD Act
  • L’opposition légale systématique aux demandes disproportionnées ou illégales
  • Des audits réguliers de conformité RGPD
  • La transparence sur les demandes reçues (dans les limites légales)

Ces clauses n’empêchent pas les demandes CLOUD Act, mais elles créent au moins une traçabilité et vous permettent de réagir.

L’avis des institutions françaises et européennes

L’Assemblée nationale française ne s’est pas contentée d’observer passivement. Dans un rapport de 2019, elle qualifie le CLOUD Act d‘“étape supplémentaire de l’unilatéralisme extraterritorial américain”, une loi qui ignore délibérément la souveraineté des États européens et l’application de leurs règles de droit.

Ce constat illustre une prise de conscience : le CLOUD Act n’est pas qu’une question technique ou juridique. C’est un enjeu de souveraineté numérique qui démontre la vulnérabilité structurelle de l’Europe face à la domination américaine dans le cloud computing.

Vers une souveraineté numérique européenne

La dépendance aux infrastructures américaines n’est pas seulement technique ou économique. Le CLOUD Act prouve qu’elle est aussi juridique et politique. Cette situation renforce l’urgence de développer une infrastructure cloud européenne souveraine capable de :

  • Garantir la protection des données selon les standards européens
  • Résister aux pressions extraterritoriales
  • Offrir une alternative crédible aux géants américains

Plusieurs initiatives européennes tentent de répondre à cette menace :

  • Gaia-X - fédération cloud européenne regroupant plusieurs pays
  • Eurostack - pile technologique souveraine
  • Sovereign Cloud Stack - infrastructure open-source 100% européenne

Ces projets sont encore en développement, mais ils représentent un espoir concret pour une véritable indépendance numérique européenne.

📚 Sources et références